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La Victoire Gourmande (essai-fiction)

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YSENGRIMUS

Un animateur: Bien le bonjour et bienvenue à l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS. Nous avons pour vous un menu (le mot s’impose) tout ce qu’il y a de plus spécial, et qui ne se présente plus, tant il est attendu. Titre de l’émission d’aujourd’hui: À QUI REVIENDRA LA VICTOIRE GOURMANDE? Conformément aux ententes préalables entre les deux parties qui se font face aujourd’hui, ceci sera ma seule intervention dans le débat gastronomique et publicitaire qui va avoir lieu céans entre Raymond Canneton, fondateur de la chaîne de restauration rapide bien connue LE CLAN CANNETON et Lulu Laire, modiste, parfumeuse, chapelière et présidente directrice générale du plus grand magasin de mode de toute la République Domaniale, le célébrissime L’AIR DE LAIRE. Madame, monsieurs, bien le bonjour. Au cours du débat libre et vigoureux dans lequel vous êtes sur le point de vous engager je vous signale que, selon la procédure habituelle dans notre émission, vous verrez osciller la jauge d’opinion bichrome que vous avez devant vous. La surface rouge de la jauge représente l’argumentation de Madame Laire et la surface bleue de la jauge représente l’argumentation de Monsieur Canneton. Tous nos auditeurs et toutes nos auditrices ont en main un rotacteur leur permettant de contribuer à l’oscillement de la jauge d’opinion dans un sens ou dans l’autre, fonction du déroulement du débat. Je vais d’ailleurs demander tout de suite à nos auditeurs et auditrices d’actionner sans délai ce rotacteur en répondant à la question suivantes: lequel des deux protagonistes voulez-vous entendre parler en premier? Attention: actionnez vos rotacteurs! Il va maintenant y avoir un petit temps d’attente. Ceci me permet de signaler que nous avons aujourd’hui un auditoire international (République Domaniale ET Nouvelle Navarre) pour ce débat savoureux qui passionne nos bonnes opinions domaniale et néo-navarroise et défraie la chronique gastronomique depuis de nombreux mois. Signalons aussi que les auditeurs et auditrices de l’émission radiophonique ACTIONNEZ VOS ROTACTEURS ont l’habitude de donner la parole en priorité à l’intervenant ou à l’intervenante dont ils préfèrent les idées en début de débat. Et… c’est… indubitablement le restaurateur Raymond Canneton qui l’emporte avec l’aiguille de la jauge d’opinion bien installée au milieu de la section bleue du cadran. Les rotacteurs ont tourné et c’est Lulu Laire qui hérite du fardeau d’inverser le mouvement de l’opinion. Y arrivera-t-elle? Nous le saurons très bientôt. Monsieur Raymond Canneton, la parole est à vous.

Raymond Canneton: Merci. Alors, bonjour tout le monde. Bonjour Madame Laire. Me permettez-vous, pour le bénéfice de notre auditoire de Nouvelle Navarre (où nous avons de florissantes filiales), quand même moins intimement familier que celui de République Domaniale avec les enjeux ici en cause, de rappeler la nature de la joute qui nous oppose?

Lulu Laire: Je vous en prie, faites.

Raymond Canneton: Une compétition nationale mettant initialement en lice une quarantaine de personnes a démarré il y a quelques mois en République Domaniale. Elle porte sur la gourmandise. Non pas la gourmandise comme pulsion individuelle ou privée mais comme grande tendance nationale. Il s’agit de départager tous ces gens, gastronomes, sommeliers, confiseurs, restaurateurs, auteurs et auteures de livres de recettes, politiciens, musiciens, poètes, animateurs et animatrices de bandes passantes…

Lulu Laire: parfumeuses, modistes, chapelières…

Raymond Canneton: Oui, oui, absolument. Il s’agit de les départager et de dégager qui peut se glorifier d’avoir fondamentalement défini les cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre.

Lulu Laire: Voilà, rien de moins. Et vous et moi, nous sommes les deux finalistes de la course d’obstacles débridée de cette bande de sensuels agitateurs de fourchettes.

Raymond Canneton: Agitateurs de quoi?

Lulu Laire: De fourchettes. C’est un instrument de sustentation d’autrefois. Très chichi-classe, mon cher ami.

Raymond Canneton: Je connais pas. Moi, je mange au canif.

Lulu Laire: Ça ne fait rien. En tout cas, vous et moi, nous sommes les finalistes de cette quête de la Victoire Gourmande.

Raymond Canneton: Voilà et c’est ici, dans la grande émission internationale des actionneurs de rotacteurs que va se décider la victoire finale. Sur une joute verbale.

Lulu Laire: Une ultime bataille de coqs… au vin.

Raymond Canneton: Ah, ah, ah, très amusant, madame. Vous déployez un charmant lot de références gastronomiques pour une personne n’ayant fait carrière ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie.

Lulu Laire: Je ne suis pourtant pas devenue finaliste de cette joute, en face à face avec vous, pour mes beaux atours. Quoique…Enfin, disons que nous reparlerons le temps échéant de ma carrière. Pour, le moment, inspirez-nous donc de ce fleuron qu’est la vôtre.

Raymond Canneton: Bon. J’ai commencé comme voyageur de commerce. J’étais représentant en verres de cartons jetables. Dans ce temps là, les restos utilisaient des verres de verre. Ils étaient cassants et il fallait les laver. Mon œuvre initiale consistait à convaincre nos bons restaurateurs domaniaux de passer au gobelet jetable.

Lulu Laire: C’est l’époque ou on vous surnommait Monsieur Carton.

Raymond Canneton: Bien oui, s’appeler Raymond Canneton et fourguer des gobelets de carton créa des conditions qui faisaient que le calembour s’imposait. La loi domaniale régissant les matières ordinaires m’interdisait d’utiliser le mot carton dans ma raison sociale, mais je jouais du calembour au maximum.

Lulu Laire: Hautement gastronomique comme notion, le carton!

Raymond Canneton: Je connais votre perfidie, madame. Je vous ai vue dans nos débats préliminaires. Et je vais me contenter d’y répondre par une question. Aimez-vous le lait frappé, madame?

Lulu Laire: J’en raffole. Surtout à la fraise naturelle.

Raymond Canneton: Bien. Êtes-vous consciente du fait que si vous assouvissez votre soif de lait frappé à la fraise en République Domaniale ou en Nouvelle Navarre, vous m’êtes redevable de cet assouvissement?

Lulu Laire: Ah, bon! Il faut nous raconter ça.

Raymond Canneton: La frappeuse mécanique à lait fut inventée dans les années de la Consolidation Domaniale. On tenta initialement d’y incorporer des verres de verres mais ils éclataient. Les restaurateurs devaient donc frapper le lait dans un gobelet de métal jouxté à la frappeuse mécanique puis verser son contenu dans les verres de verre. C’était lent, fastidieux, salissant et…

Lulu Laire: Peu appétissant?

Raymond Canneton: Ça, je sais pas. Mais en tout cas ma firme eut l’ingéniosité de concevoir un gobelet de carton qui pouvait s’incorporer dans les frappeuses mécaniques à lait car il s’enchâssait intimement dans le gobelet de métal et ce, sans dommage. On frappait. On retirait le récipient de carton et on servait le lait frappé sans transition. C’était net, rapide, pratique…

Lulu Laire: Économique…

Raymond Canneton: Et efficace. La frappeuse mécanique à lait avec gobelet de carton se répandit et le Gobelet de Carton Canneton devint son contenu implicite et, conséquemment, la référence en la matière. Mon entreprise de gobelets prospéra tant que je pus bientôt me porter acquéreur des Laits Frappés Domaniaux. Les deux entreprises s’aidant l’une l’autre, il valait mieux les posséder les deux et les faire opérer en formation.

Lulu Laire: Enfin quelque chose avalant quelque chose d’autre dans toute cette histoire…

Raymond Canneton: Quand le lait frappé s’imposait, les restaurateurs achetaient d’abord les gobelets de carton pour les frappeuses mécaniques. Puis le gobelet de carton s’imposait dans tout leur établissement.

Lulu Laire: D’abord les chars, ensuite l’infanterie.

Raymond Canneton: Belle image.

Lulu Laire: Le fait que la sensualité d’un rebord de verre de carton est fort inférieure à celle d’un rebord de verre de verre ne semble pas avoir trop influencé votre stratégie.

Raymond Canneton: On ne peut pas toujours jouir. Il faut savoir faire des sacrifices.

Lulu Laire: Des sacrifices gourmands…

Raymond Canneton: Des… je peux continuer?

Lulu Laire: Continuez, continuez, je bois vos parole et je ne suis pas la seule: l’aiguille de la jauge d’opinion ne frémit même pas au centre de la zone bleue, votre zone. Beau fixe de l’opinion pour vous, donc.

Raymond Canneton: Je le vois bien. Et le meilleur est à venir.

Lulu Laire: Allez-y, mettez-vous à table.

Raymond Canneton: Un jour, quelqu’un me câble et me dit qu’il voudrait acheter une frappeuse mécanique à lait identique aux six qu’il a vu opérant simultanément dans le restaurant des frères Malards au fin fond du Centre du Domaine. Je me dis: un restaurant avec six frappeuses mécaniques à lait de marque Canneton, il faut que je vois ça. Je fonce donc au Centre.

Lulu Laire: Le tout premier restaurant dont vous vous êtes porté acquéreur était centriote?

Raymond Canneton: Oui, tout mon concept de restauration se trouvait dans ce resto centriote unique qui s’appelait tout simplement Malard.

Lulu Laire: Tiens donc, les Centriotes ont donc inventé cette formule de restauration rapide. Des gens si raffinés pourtant.

Raymond Canneton: Votre dédain, madame, ne change rien au fait que, je me portai vite acquéreur de ce restaurant incorporant six de mes frappeuses mécaniques à lait. Il devint un véhicule pour mes frappeuses comme la frappeuse était devenu le véhicule pour mes gobelets de carton.

Lulu Laire: L’empire se consolidait, pyramidalement. C’est l’époque ou on vous surnomma Monsieur Canard.

Raymond Canneton: Canneton, Malard, le calembour était une fois de plus inévitable. Mais, plus soucieux de mon image et de mon importance commerciale, je dois avouer en toute candeur que cette fois là, je l’ai trouvé moins amusant.

Lulu Laire: Vous avez donc éliminé les frères Malard et leur nom de firme.

Raymond Canneton: Oui. J’ai racheté leur resto, leur nom et l’entier de leur formule de restauration. J’ai renommé l’entreprise le CLAN CANNETON et ai multiplié les restos de l’ancienne formule Malard (dont le nom, aujourd’hui inutilisé, reste ma propriété exclusive) sur tout le territoire du Domaine puis de la Nouvelle Navarre. Nous avons maintenant un millier de restaurants dans notre chaîne et je puis vous assurer qu’en ce moment même un nombre significatif d’auditeurs et d’auditrices nous écoute en dégustant la succulente bonne-bouffe CANNETON.

Lulu Laire: Vous considérez donc avoir la main mise sur la gourmandise universelle sous prétexte que vous contrôlez le plus important segment de la restauration domaniale.

Raymond Canneton: … et néo-navarroise. Oui, c’est mon argument.

Lulu Laire: Vous jugez en conscience que parce que tous ces gens s’empiffrent chez vous, vous les avez rendu gourmands.

Raymond Canneton: C’est ma position, oui. Quelle est donc la vôtre?

Lulu Laire: Que manducation n’est pas appétence et que le fait d’avoir été rassasié ne corrobore en rien le fait d’avoir été gourmand ou gourmande au préalable…

Raymond Canneton: Que savez vous tant de la gourmandise, vous, Lulu Laire, une chapelière de Périphérie.

Lulu Laire: C’est mon tour maintenant?

Raymond Canneton: Oui, c’est à vous. Faites-moi comprendre une bonne fois ce que vous fichez là.

Lulu Laire: Très bien. Alors, comme vous le signaliez, Raymond Canneton, je n’œuvre ni en restauration, ni en cuisine, ni en sommellerie, ni en confiserie. Je suis dans la mode.

Raymond Canneton: La mode vestimentaire, chapelière et les parfums.

Lulu Laire: Oui, oui. De plus je n’ai en rien votre mérite d’entrepreneur. Ma mère était dans la mode, ma grand-mère aussi, mon arrière grand–mère aussi, Lulu Laire l’ancienne, fondatrice de notre firme.

Raymond Canneton: Ladite firme remonte donc à avant la Convention Domaniale.

Lulu Laire: Oui, depuis tout ce temps la boutique L’AIR DE LAIRE dicte le ton de la mode féminine domaniale et néo-navarroise. M’autorisez-vous un petit bout d’histoire.

Raymond Canneton: Absolument. L’aiguille de la jauge d’opinion ne bronche toujours pas, je suis donc d’humeur à vous autoriser tout ce que vous voudrez.

Lulu Laire: Avant la Révolution Domaniale, on valorisait une dondon en cheveux, grasse, fermière, laiteuse, pulpeuse et vêtue de la robe bouffante typique des courtisanes de la Périphérie du Domaine. Juste avant la conflagration, dans les dernières années de l’Ancien Régime, ce fut l’explosion des tuniques centriotes sauvages, ardentes et bigarrées. C’est la Rainette Dulciane, une des femmes les plus sveltes de la Magistrature, qui dictait alors le ton. Après la Révolution, il y eut bien la vague Cordula d’Arc, une femme athlétique, moins svelte que la Rainette Dulciane, plus costaude, mais tout de même. L’impulsion était donnée. On coupa les cheveux aux épaules et on entra dans cinquante ans d’obsession de la minceur.

Raymond Canneton: Ouais, ouais, les femmes se mirent à faire des régimes. Je plains les pauvres épiciers et aubergistes du temps.

Lulu Laire: Des régimes? C’est possible. Je ne le sais pas. Je m’y connais très mal en matière d’histoire de l’alimentation. En tout cas, quand ma grand-mère et ma mère tenaient la boutiques L’AIRE DE LAIRE, les femmes du Domaine optaient d’un bloc pour des vêtements moulants et elles portaient la fameuse ceinture-corset des Terres à Pogrom, ce terrible sous-vêtement tyrannique d’autrefois qui comprimait cruellement l’estomac, coupait faussement la faim, et assurait artificiellement la sveltesse et la minceur désirée.

Raymond Canneton: Je ne vois toujours rien d’appétissant dans tout cela.

Lulu Laire: On y arrive pourtant. Il y a trente ans, je monte aux commandes de notre boutique de mode. Je mets en place, en toute simplicité, mais sans me démonter, un programme qui fera ma fortune. Je me glorifie en effet d’avoir débarrassé la mode vestimentaire domaniale du vieux corset pogromite et des tenues moulantes. Revenant aux sources lâches et éthérées de la tunique centriote prérévolutionnaire, je lance…

Raymond Canneton: …le Néo-dulcianisme qui fit effectivement votre gloire commerciale. Oui, je connais. Mais ce que je ne connais pas, par contre, c’est la raison pour laquelle, au mot de Néo-dulcianisme, l’aiguille de la jauge d’opinion se met subitement à osciller en direction du rebord de ma zone bleu.

Lulu Laire: C’est parce qu’elle sursaute et sautille en direction du rouge, de ma zone, et savez vous pourquoi?

Raymond Canneton: Non, mais vous m’obligeriez beaucoup de me le dire.

Lulu Laire: C’est parce que les femmes de notre auditoire savent parfaitement ce qu’il est arrivé à leurs mères, à leurs sœurs et à elles-mêmes, quand elles se sont mises à porter la tunique néo-dulcianienne de la Boutique Lulu Laire, lâche et vaporeuse, sans corset pogromite en dessous.

Raymond Canneton: Que leur est-il tant arrivé?

Lulu Laire: Elles se sont mises à avoir faim.

Raymond Canneton: Faim?

Lulu Laire: Grand faim. En bloc. Les normes de minceurs continuaient de s’appliquer comme avant, avec régime végétarien et tout et tout, nous disiez-vous, mais le corset pogromite n’était plus là pour adéquatement comprimer l’estomac. Ce fut la fringale généralisée.

Raymond Canneton: Ah bon?

Lulu Laire: Ah oui. Nos clientes, nos pratiques, même nos mannequins se mirent de plus en plus à séditieusement transgresser leurs régimes traditionnels. Et comme elles ne le voulaient pas vraiment, elles le firent de la façon la plus latérale, la plus sinueuse et la plus biaiseuse imaginable: la façon gourmande… Ce furent les sorbets, les cornets de glace, les pommes frites chopées à la volée, en cachette, à la dérobée, en fofolle. Ce fut les coassements de Une nougatine, oh, je craque! Ce fut la gourmandise de guérilla, au summum. Tiens, la petite aiguille touche presque le rouge.

Raymond Canneton: Oh, oh, je m’en avise.

Lulu Laire: C’est donc le moment ou jamais de vous poser LA question perfide, mon brave Canneton. Dans le dernier quart de siècle, ce sont surtout des hommes ou des femmes qui se sont rués dans vos restos bonne-bouffe là? Dites-moi?

Raymond Canneton: Oh, des femmes. Dans une proportion des deux tiers. Facile.

Lulu Laire: Oh, oh…

Raymond Canneton: Des femmes, oui, justement, des femmes. Des élégantes vêtues justement de vos belles tuniques polychromes. Et elles mangent à belle dent, en jetant des regards furibonds autour d’elles.

Lulu Laire: Des regards coupables.

Raymond Canneton: Parfaitement.

Lulu Laire: Révélateurs infaillibles d’un comportement transgressant.

Raymond Canneton: Totalement.

Lulu Laire: Tricheur, désaxé, inexorable… gourmand.

Raymond Canneton: Absolument.

Lulu Laire: Eh bien, le moment est donc venu pour moi de vous illuminer de l’anecdote éclairante sur comment toutes ces questions de gourmandise (dont je me fichais souverainement dans ma jeunesse) ont pris dans mon esprit une dimension particulièrement tangible tout autant que crucialement déterminantes.

Raymond Canneton: Je vous écoute, s’il le faut.

Lulu Laire: C’était il y a une vingtaine d’années. On avançait à pas de géants dans la promotion de la tunique néo-dulcianaise et on avait organisé un grand défilé de mode sur une magnifique promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer Latérale. Le paysage était à couper le souffle de beauté mais pourtant nos mannequins étaient d’une humeur massacrante.

Raymond Canneton: Ah bon. Mais pourquoi donc?

Lulu Laire: Parce que ces grandes poseuses d’il y a vingt ans étaient encore pleinement tributaires de la tyrannie de la minceur de la mode de leur temps mais, en même temps, elles ne pouvaient plus porter le corset pogromite leur étranglant l’estomac. Ma nouvelle ligne de tuniques ne l’incorporait tout simplement pas. Tant et tant qu’elles mouraient de faim.

Raymond Canneton: Bon.

Lulu Laire: Elles se seraient bouffées entre elles. Je n’y portais pas vraiment attention. J’ai toujours eu la chance d’avoir, moi-même de ma modeste personne, un bien petit appétit. C’est donc un événement parfaitement incongru qui attira mon attention sur le tout du phénomène.

Raymond Canneton: Lequel, bon sang, lequel? L’aiguille vient de rentrer dans le bord de la zone rouge!

Lulu Laire: Nous répétions notre défilé de mode sur la large promenade de planches de cyprès rouge au bord de la Mer latérale quand une de nos mannequins, une magnifique rousse ondulante et statuesque, se mit à courir en direction de la mer en aboyant je ne sais quoi en dialecte centriote. Deux de ses copines la capturèrent éventuellement mais elle s’était déjà passablement avancée dans la mer. Personne ne fut blessé mais la mésaventure me gâcha trois tuniques.

Raymond Canneton: Qu’est-ce qui lui avait donc pris, à cette drôlesse.

Lulu Laire: Vous me croirez si vous le voulez, elle avait halluciné.

Raymond Canneton: Halluciné…

Lulu Laire: Oui. Elle avait vu (je vous rapporte la chose comme on me l’a relaté à l’époque) des escadrons de pains chocos faisant de la voltige au ras des vague. Et elle les poursuivait en tentant de les capturer et en gueulant leur description détaillée.

Raymond Canneton: Non.

Lulu Laire: Oui, textuel. Des escadrons de pains chocos, vous vous imaginez. Elle les voyait comme je vous vois, luisant sous le soleil, juste au dessus des ondes scintillantes. La bizarre déconvenue.

Raymond Canneton: Le contrariant phénomène.

Lulu Laire: Parlez pour vous. Car en discutant l’affaire avec mes assistantes et les mannequins, je découvris avec stupéfaction que ces pauvres filles crevaient toutes la dalle.

Raymond Canneton: Qu’avez-vous fait alors?

Lulu Laire: Un grand banquet. Et pas de la bouffe venue de vos gargotes, je vous en passe mon papier. Du fin. Du nuancé. Du jouissif. Des poulardes, des légumes bigarrés, des potages subtils, des desserts, des sorbets, des pâtisseries fines, des fruits exotiques.

Raymond Canneton: Oh…

Lulu Laire: Oui, oui. Si vous aviez vu cette bande de gourmandes. Une sensualité dans la sustentation comme je n’en revis jamais de ma vie. Elles bouffèrent vraiment, profondément, principiellement, tout doucement, en conversant de victuailles, en jouissant, ce soir là et dans les jours qui suivirent. Tant et tant qu’il fallut éventuellement élargir plusieurs tuniques. Mes conceptrices s’y employèrent fort habilement, sur le tas. Cela nous donna l’impulsion de créer des lignes de tuniques appropriées pour tous les gabarits corporels. Celles-ci firent, dans les deux décennies suivantes, de mon petit avoir chichement hérité une fortune colossale.

Raymond Canneton: Oui, même des femmes plus fortes portent vos lignes de vêtements. C’est parfaitement seyant, au demeurant.

Lulu Laire: Mais grand merci. Et ces tricheuses aux yeux furibonds qui se sont empiffrées pendant une génération dans vos restos monopolistiques, c’est moi qui les ai rendues gourmandes en les décorsetant et en les décomplexant dans leur jubilation vestimentaire.

Raymond Canneton: Mais, oh… mais, oh… c’est quand même chez moi qu’elles mangent.

Lulu Laire: Vous êtes marrant. Il faut bien qu’elles mangent quelque part. Ça ne veut strictement rien dire. Vous leur remplissez la panse du mieux que vous pouvez avec votre camelote. Mais leur si suave gourmandise, cette irrésistible mentalité en arabesque de tricheuse et de transgresseuse, elle s’engendre de par moi. C’est moi qui l’ai historiquement instaurée. J’ai tué la tyrannie de la minceur féminine dans nos villes et nos campagnes. J’ai graduellement installé la petite domaniale grassouillette, lutine, tricheuse et gourmande dans l’épicentre de la beauté moderne.

Raymond Canneton: Sans jamais cuisiner le moindre plat.

Lulu Laire: Non. Et pourtant, la Victoire Gourmande me revient de droit et de fait. La définition fondamentale des cadres de la gourmandise de République Domaniale et de Nouvelle Navarre, c’est moi.

Raymond Canneton: Ça me coupe la chique.

Lulu Laire: Mais pas l’appétit, j’espère.

L’animateur: Merci, madame, merci monsieur. Le débat est maintenant clos. L’aiguille de la jauge d’opinion est assez éloignée du centre. Elle se tient fermement du côté du rouge. La gagnante de la joute et détentrice illimitée de la Victoire Gourmande est donc Lulu Laire, présidente directrice générale de la boutique de mode L’AIR DE LAIRE. Merci et au revoir.

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